La chute de Marie
- Camille Sorel
- 28 déc. 2021
- 2 min de lecture
Dernière mise à jour : 28 déc. 2021
Je travaille dans cette boutique depuis plus de quinze ans et j’ai observé chez les clients plus d'une façon d’atteindre le rayon de la littérature érotique. Je vais vous raconter l'inoubliable effet de l'un de ces livres.
Dix heures par jour, je suis derrière la caisse d’une librairie de gare, où se côtoient best-sellers et biscuits, magazines et souvenirs, grands classiques et sandwiches, érotisme et petits accessoires. Cette femme est apparue un jour de semaine en début d’après-midi. La trentaine, cheveux bruns caressant ses épaules, elle portait une robe simple, des chaussures plates et une redingote classique. A bien la regarder elle était jolie mais elle se fondait dans une banalité forcée, comme pour se rendre invisible. Elle m’a adressé une salutation sincère en entrant, avec un petit sourire. C'est assez rare qu'un client me remarque alors je l'ai suivie des yeux. Elle s’est directement dirigée vers le rayon des livres.
Un énième tome de la célèbre série à cinquante nuances venait de sortir. Il était inévitable. Elle en a pris un sans aucune gêne, l’a feuilleté, en a lu la quatrième de couverture… Il m’a semblé qu’elle pinçait les lèvres avec mépris en reposant l’ouvrage. Les sourcils légèrement froncés, elle observait les tomes précédents, prenant le premier et le reposant, cette fois je n’avais pas rêvé, en soupirant.
J'encaissais quelques quotidiens et friandises et je la regardais à nouveau. Elle était immobile et serrait dans ses mains un ouvrage dont elle lisait le résumé. Elle avait pâli. Elle retourna le livre et observa la couverture. C'était la photo de l'épaule d'une femme. Je notais que l’inconnue était de plus en plus livide quand je la vis soudain glisser vers le sol, s’accrochant d’une main au support des cartes postales, qui s’effondra bruyamment sur elle.
J’accourus pour l'aider à se relever. Blême, elle balbutiait des excuses. Je tentais de l'apaiser. Faisait-elle un malaise ? Comment pouvais-je l’aider ? Fallait-il appeler ?
Elle déclina tout et m’aida à ramasser les cartes. Extrêmement gênée par les regards des clients voyageurs, elle hâta son départ et régla ses achats : le livre qu’elle n'avait pas lâché et une bouteille d’eau. Avant de partir, elle murmura : « Je m’appelle Marie ».
Je trouvais le temps long avant de pouvoir consulter un exemplaire du roman de Marie.
C’était une nouveauté en très petit tirage. J'avais noté une originalité en le mettant en rayon quelques jours auparavant : il était édité par une maison locale pour le rayon érotisme.
Le résumé annonçait l’histoire de deux amants sur fond de Pyrénées. Un amour impossible. Celui de gens du Sud, vivant dans notre ville. De l’érotisme régional, donc, un nouveau genre !
Je feuilletais, curieux… C’était bien écrit, d’un style simple et souvent poétique. Le narrateur évoquait sa liaison charnelle avec une femme sans limite et pourtant très fragile. Leurs étreintes étaient décrites crument et la pudeur du texte ne se portait que sur les sentiments. Il racontait tout du corps de cette amante et de ses libertés. Comme elle devait l'aimer ! J'allais aux dernières pages et les parcourus rapidement. L'homme épousait une femme sage, l'amante étant rangée au rayon des putains.
La putain était brune et s’appelait Marie.
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