Les amoureuses [2- Marie]
- Camille Sorel
- 29 mars 2023
- 3 min de lecture
C’est une manie, chez moi, d’aimer ceux qui me tuent.
En réalité il n’y en a eu que deux, mais mourir deux fois, mince, ça fait mal. Même à quinze ans d’intervalle.
Le premier, c’est le père de mes fils. Sitôt le deuxième né, il est tombé amoureux. D’une autre bien sûr, pas de moi. Et hop, il est parti. Si ce n’était que cela j’aurais bien pu comprendre mais ça n’a pas suffit : il m’a rayée de sa vie. Mille fois, pitoyable, yeux mouillés, menton tremblant, geignarde et reniflante j’ai espéré le sortir de son amnésie : “Mais voyons c’est moi, c’est Marie, pourquoi tu ne me parles plus ?”. Nos deux enfants n’ont pas suffit à recréer le lien, d’ailleurs ils sont rapidement tombés dans l’amnésie paternelle, eux aussi. En chacun de nous trois c’est une plaie ouverte : nous sommes morts pour lui.
Et voilà que ça recommence.
Aujourd’hui je me fais à nouveau dézinguer après dix ans d’amour. Ça doit être ma durée maximale. Je ne suis pas morte du premier coup cette fois. J’ai dû m’endurcir, à force. Comme l’autre, il m’oublie. Il me raye de sa carte, il nie mon existence. Bang Bang, he shot me down, bang bang, I hit the ground, bang bang, that awfull sound, bang bang, my baby shot me down.
J’écoute les conseils des gourous du développement personnel sur Instagram. Ils sont unanimes : il faut tourner le dos à qui ne nous aime pas. Non, on n’écrit pas tous les jours “Pourquoi tu ne me parles plus ?”. L’amour ne se mendie pas. On ne promet pas le plan cul du siècle s’il revient. On ne se lamente pas publiquement sur les réseaux sociaux, non, vraiment pas. Tout ça est pathétique. Evidemment, je coche toutes les cases.
Le soir, quand je pleure dans mon lit, je prends mon chapelet. Pas pour prier. J'égrène, à chaque perle, une raison de ne plus l’aimer. Il me discrédite en public, il préfère que je me taise, il déteste mes enfants, il m’a giflée hors sexe, il m’a menti souvent, il me trouve trop grosse, il lui faut plusieurs femmes et je suis trop jalouse. Je ne dis que des conneries, mes questions sont débiles, mes références à chier, mes intentions mauvaises et je ronfle la nuit. Evidemment, je pourrais à l’identique ânonner mes motifs de l’aimer mais cela ne m’aiderait pas.
Parfois je prie. Je supplie les Anges, mes Protecteurs, les Grands Esprits... de sortir cet amour à la con de mon cœur. D’oublier sa vie. Je ne veux plus penser à ses réunions (et Machin, alors, finalement, il a dit quoi ?), au chat de ses voisins, à la santé de sa mère, à ses projets trop grands, à son roman perdu. Je ne veux plus rêver que je marche dans une rue en riant près de lui, accrochée à son bras. Et surtout pas crisper ma main entre mes cuisses en l’imaginant me baiser à assommer une louve.
Je ne sais pas comment je vais survivre à cet effacement. Je vais probablement attendre en m’emmerdant qu’il réponde à nouveau. Quand il aura fini ses livres, son amourette, sa cure de silence ou son mépris de moi. Quand ce jour viendra je renaîtrai. Je verrai des couleurs partout, j’aurai envie de faire l’amour au monde entier, je m’endormirai en murmurant merci merci merci, je créerai un compte Twitter à la gloire de cet amour au-dessus de tous les amours du monde, je voudrai dire à tous que mon âme-soeur est là.
Jusqu’à ce qu’encore, il ne me supporte plus.
Je suis en train de vivre cette mort également de mon côté alors que je fais tout ce qui est en mon pouvoir pour la conserver près de moi pour toujours. J'ai l'impression de mendier et de me manquer de respect. Merci pour ton texte, il résonne en moi.